Jean-Pierre de Giorgio est Maître de conférences en langues et littérature latines, à l’université de Clermont-Ferrand et membre du Collège Sévigné à Paris. Il travaille notamment sur l’écriture de soi dans la littérature latine. Nous avons discuté de son processus de traduction des Guerres de Jules César, publiées aux Belles lettres, Editio Minor, dirigée par Laure de Chantal.

 

Jean Pierre de Giorgio ©DR

Comment en êtes-vous arrivé à traduire les Guerres ?

La société d’édition des Belles Lettres est la référence pour les textes antiques. Ils dirigent la collection des Universités de France et m’ont demandé si César était susceptible de m’intéresser dans le cadre de mon travail sur l’écriture de soi.

Pour couvrir l’ensemble des champs disciplinaires concernés par les textes de César, j’ai réuni une équipe de traducteurs : Stéphanie Wyler[1], Isabelle Cogitore[2], Sabine Lefebvre[3], et Marianne Coudry[4].

Comment s’est organisé le travail en équipe ?

Pour traduire, nous nous sommes réparti les tâches. Le travail était le plus collectif possible, afin d’obtenir un résultat uniforme. Nous nous sommes servis de l’espace de travail partagé Quip, sur lequel nous faisions une première « traduction martyre » faite par l’un d’entre nous, elle servait de base pour traduire, puis nous la retravaillions collectivement afin d’obtenir une deuxième traduction que nous commentions. Nous parlions souvent en vidéoconférence, en justifiant les modifications apportées par les uns et par les autres. C’était parfois difficile pour celui qui avait fait la première version, car il. elle voyait souvent ses choix contestés. Selon les mots de Sabine Lefebvre, il fallait « réussir à laisser son ego au vestiaire ».

Cela demandait une régularité, une énergie énorme, car le retard d‘un seul d’entre nous signifiait un retard collectif, et le fait que chacun habitait dans des régions différentes compliquait la tâche.

Afin de travailler en présentiel, nous nous sommes vus trois étés de suite dans trois endroits différents : dans la Fondation Hardt à Genève, à Bribracte, l’un des endroits où César a livré bataille, et dans le Musée du Parc d’Alésia pendant trois jours.

Nous avons été très sensibles aux lieux et nous avons voulu que le lecteur puisse se repérer facilement dans la géographie césarienne en fournissant le plus de cartes possibles. L’ensemble de l’ouvrage cherche à donner au lecteur des éléments concrets pour comprendre la narration.

Comment le travail des historiens a éclairé celui des traducteurs ? Comment la traduction permet de saisir les déformations historiques de César, la façon dont il embellit ses actions, modifie les faits et se peint sous une bonne lumière apparaît-t-elle dans la traduction ?

Nous sommes évidemment très influencés par les travaux de Michel Rambaud, un historien ayant travaillé sur le discours césarien qui, dans les années 1950, rompait avec la fascination naïve que l’on avait pour la figure de César et pour le discours césarien, en montrant les ressorts de la rhétorique de César pour donner une meilleure image de lui-même.

Mais le texte de César ne se présente pas seulement comme une enquête historique. C’est aussi une aventure, un roman, une épopée. Nous avons ainsi fait la part belle à César le fabuleux narrateur, en mettant en valeur les qualités narratives du récit, en cherchant à le rendre agréable à lire. Les notes de bas de page permettent alors de voir les distorsions opérées par César, par exemple pour la Guerre Civile, où la chronologie est embellie.

Il faut noter aussi qu’en envahissant la Gaule, César a également mené une politique favorable à l’expansion de la langue latine en Occident.

Quel était le projet littéraire de César ? Comment l’avez-vous respecté ?

César avait prévu de développer sa geste militaire en demandant à des écrivains de la famille de Cicéron de le transformer en un texte épique. Cette dimension d’épopée permettant de faire rêver les foules sur la conquête de l’Occident, puisque Pompée avait déjà triomphé en Orient.

Par exemple, on retrouve ces moments épiques lorsque le général fait construire un pont sur le Rhin. En situant la barbarie de l’autre côté du fleuve, il met en scène la dignité du peuple romain face aux barbares. Il met en valeur le génie militaire et technique de ses soldats (et, par extension, de lui-même) dans la construction du pont. Il y a beaucoup d’idéologie censée parler aux Romains contemporains, cette guerre étant l’occasion d’acquérir de la gloire.

La brachylogie de la narration fait écho à la celeritas du chef militaire. Nous sommes restés dans une langue très sobre, qui refusait le caractère éloquent de Cicéron. César avait conçu le latin comme une langue à apprendre par sa structure, c’est-à-dire en comprenant la grammaire et la syntaxe, comment la phrase se forme, d’où s’ensuit l’acquisition du vocabulaire ? La dédicace de son ouvrage de grammaire est adressée à Cicéron. L’auteur-général défendait l’idée d’une langue sans sophistication, qui puisse être facilement comprise : pour lui, il y a du rationnel et de l’universel dans la langue.

Nous avons recherché un style le moins littéraire possible, le plus proche du français contemporain, afin de garder l’efficacité du texte original sur le lecteur d’aujourd’hui. Nous avons par exemple transformé les rapports logiques : le latin aime donner la cause avant, mais le français aime les chaînes de conséquence. Nous avons traduit les liens de causalité, si importants pour César, souvent avec « par conséquent ».

Quelles innovations avez-vous apportées pour ce travail ?

La règle universitaire est celle d’une très grande proximité avec les textes antiques, les traductions recevant pour cette raison le titre de « versions », puisque ce sont des textes qui restent très proches de l’original, alors que notre traduction cherchait à aller davantage vers le lecteur, quitte à s’écarter un peu du texte de départ. Dans notre cas, nous avons voulu faire une véritable traduction, fût-ce au prix de quelques approximations ou d’anachronismes conscients.

Le travail collaboratif pour les œuvres classiques se développe, mais aucun d’entre nous n’a connu une expérience aussi collective. Dans ce sens, c’était un travail très novateur ! Chacun avait un idéal de langue à traduire, mais devait accepter d’être contredit ou nuancé.

L’important était de questionner sa propre langue et d’écrire autrement. Il fallait produire des choses qui se disent aujourd’hui pour rendre la guerre antique accessible. Nous nous sommes battus contre l’idée d’une « belle traduction ».

 

[1] Historienne des images, latiniste et agrégée de lettres classiques,

[2] Professeur de langue et de littérature latines, historienne, spécialiste de la Rome antique

[3] Professeur d’histoire romaine

[4] Spécialiste de la période de la République tardive sa geste militaire ou sa geste dans le sens ensemble de récits versifiés, épiques ou romanesques, relatant les hauts faits de héros ou de personnages illustres

 

Par José Tahan

Cette publication s’inscrit dans le cadre d’un Projet de Recherche Appliquée, de 4 étudiants en Master 1 Communication interculturelle et traduction de l’ISIT afin de donner le goût de lire à un large public et mettre en valeur le travail des traducteurs, garants de la circulation des livres et des idées, des cultures et des savoirs.