En novembre 2019 finissait de paraître au Japon A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, par le traducteur et spécialiste de l’œuvre proustienne Kazuyoshi Yoshikawa. Le dernier volume, Le temps retrouvé (見出された時), est le fruit d’un travail commencé en 2010 avec la parution du premier tome, Du côté de chez Swann (スワン家のほうへ). La collection est disponible au Japon en format poche chez les éditions Iwanami.

 

Marcel Proust.

C’est la troisième traduction en japonais de l’écrivain français en moins d’un siècle. La première traduction, publiée entre 1973 et 1988 par Kyuichiro Inoue était très fidèle au texte de Marcel Proust, le traducteur allant jusqu’à respecter la ponctuation française. Mais le contrecoup d’une telle fidélité a été une certaine aridité du texte. La seconde, publiée entre 1996 et 2001 par Michihiko Suzuki, maître de M. Yoshikawa, offrait une lecture plus aisée, grâce notamment au morcellement des phrases, mais perdant par là même la saveur du lyrisme de la prose proustienne. M. Yoshikawa, par une sorte de synthèse de ces traductions précédentes, s’est alors plongé dans cette troisième traduction, dans un souci d’amélioration de la compréhension et de l’expression. Il se place également dans la lignée des spécialistes de l’œuvre proustienne au Japon, qui ont émergé dans les années 60-70. Selon lui, c’est une des raisons pour laquelle les premiers traducteurs (6 chercheurs et écrivains) de La Prisonnière, 5ème tome de La Recherche, n’ont pu produire une traduction correcte, celle-ci étant parsemée de contresens. Parue dans les années 50, cette traduction a donc été antérieure aux travaux de spécialistes, travaux dans ce cas-ci nécessaires selon M. Yoshikawa.

Les apports de la nouvelle traduction de Kazuyoshi Yoshikawa seront l’occasion d’émettre quelques considérations sur la traduction franco-japonaise. Car s’il est des langues dont les constructions sont sinon identiques, du moins comparable (par exemple les langues latines) le français et le japonais ne peuvent être comparés. A l’inverse du français, le japonais est une langue très contextuelle, possédant 4 systèmes d’écritures (les kanjis, hiraganas, katakanas et romajis) ou encore une multitude de pronoms personnels qui en disent long sur son rapport à soi et aux autres. Le cas de La Recherche est d’autant plus intéressant qu’en raison des multiples références au XXe siècle, même un lecteur français contemporain serait bien en mal de comprendre. Il est donc facile de s’imaginer la gageure à laquelle s’est mesuré M. Yoshikawa en s’attaquant à ce monument de la littérature française.

Kazuyoshi Yoshikawa

Dans une conférence donnée au Collège de France en mars dernier, le traducteur explique que pour mettre en valeur La Recherche, il a décidé d’ajouter à sa traduction un nombre important de notes pour accompagner le lecteur japonais et lui expliquer les sous-entendus, les références nécessaires à la bonne compréhension du texte. Il est à rappeler que ce travail n’est pas anodin car, au début de l’histoire de la traduction d’œuvres françaises en japonais, il en était tout autrement. Il serait plus correct de parler d’ailleurs d’adaptation, dans la mesure où il n’était pas rare de voir les noms de protagonistes être modifiés (par exemple le Rémi du roman Sans famille d’Hector Malot devint Tami), voire les lieux changer. C’est le cas notamment de La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils, qui voit son histoire transposée au Japon par son traducteur/adaptateur Keisuke Komiyama afin d’en faciliter la lecture, renommant au passage Marguerite en Haru et Armand en Seinojo. Ce sont là les débuts de la traduction au Japon, ouvert de force par la flotte étatsunienne en 1853. Le but des traducteurs d’alors n’était pas de changer l’histoire pour leurs propres intérêts, mais plutôt d’accompagner en douceur le lecteur sans trop le perturber. Les japonais eux-mêmes, longtemps restés isolés du reste du monde, ne connaissaient que très partiellement l’Europe, leurs échanges se limitant au commerce avec les Pays-Bas et la Chine.

Outre ces notes, M. Yoshikawa a également agrémenté sa traduction d’illustrations piochées dans le dictionnaire Larousse du XXème. Par ce choix, il facilite la concrétisation d’un objet, d’un lieu, d’une scène (un mât de cocagne, des vespasiennes, la partition d’une chanson populaire française…) au lecteur nippon contemporain et l’aide dans sa compréhension de l’histoire.

Aussi, et c’est sûrement la tâche la moins aisée, le traducteur s’est efforcé ici de garder au maximum l’ordre des mots dans une phrase. En japonais, l’ordre des mots est exactement opposé au français, avec le verbe se mettant toujours à la fin. M. Yoshikawa a souhaité ici préserver l’enchaînement des images voulues par Proust ainsi que la phraséologie française. Cette prise de position donne à réfléchir sur la sempiternelle question en traduction littéraire : Faut-il adapter le texte au lecteur cible et le conforter dans ses habitudes de lecture, ou bien rester le plus fidèle au texte source, quitte à le malmener ? Kuzoyoshi Yoshikawa semble avoir pris parti, en restant au plus proche de l’ordre des mots, du fait que cet ordre, du moins chez Marcel Proust, « est essentiellement porteur de sens, en ce qu’il traduit un processus perceptif et mental ».

En contrepartie, la langue nippone semble disposer de ressources facilitant parfois la traduction. Par exemple, l’omniprésence des idéophones, sortes d’onomatopées qui suggèrent une situation de manière très concrète et qui viennent apporter du détail au verbe (la façon de rire, de marcher, de dormir…), pouvant traduire au plus près un verbe très spécifique en français. Ces idéophones développent tout leur intérêt ici, les phrases proustiennes jouant beaucoup sur la perception par les sens.

Par cette approche très analytique et ingénieuse (l’insertion d’illustrations tirées du Larousse), Kazuyoshi Yoshikawa a offert à ses concitoyens ce qui semble être une très grande traduction. M. Yoshikawa, par ce travail, donne à réfléchir sur les limites en traduction ; il n’apparaît pas possible de traduire une œuvre tant ancrée dans la société française du début du XXème pour un public japonais du XXIème siècle sans la complicité de notes de bas de pages et ici d’illustrations. Jusqu’à quel point un traducteur peut-il traduire une œuvre sans tomber dans la réécriture ou l’adaptation, sans avoir à user de notes explicatives ?

 

Par Toni Lacotte

Cette publication s’inscrit dans le cadre d’un Projet de Recherche Appliquée, de 4 étudiants en Master 1 Communication interculturelle et traduction de l’ISIT afin de donner le goût de lire à un large public et mettre en valeur le travail des traducteurs, garants de la circulation des livres et des idées, des cultures et des savoirs.