Professeur de littérature turque contemporaine à l’INALCO et responsable de la collection « Lettres turques » chez Acte Sud depuis 14 ans, Timour Muhidine est aussi romancier et traducteur du turc. Une langue complexe et diversifiée qui a trouvé sa place au sein de la littérature internationale. Il nous raconte sa vision de la littérature turque.

Pourquoi avoir choisi le turc ?

À l’âge de 20 ans, j’ai voulu apprendre la langue de mes grands-parents paternels. Né à Alep, mon père est décédé quand j’étais jeune. Je n’entendais pas parler turc à la maison, contrairement au français ou à l’anglais. Le turc se situe à un carrefour linguistique, entre l’arabe, le bulgare et le grec. En Turquie, on est constamment confronté aux langues. Bien que le turc ait été adopté comme langue officielle au milieu du XIXème siècle, le français était apprécié par la population. La coexistence de ces deux langues a donné lieu à une situation de diglossie. Le français, langue des classes cultivées, était la deuxième langue de l’Empire. Tous les documents officiels étaient rédigés en français. La Turquie a l’avantage d’être un pays multilingue, contrairement à la France. Même si le français reste ma langue préférée, je ne peux pas imaginer devoir lire, écouter et parler seulement en français. Dès que l’on voyage, on se pose automatiquement de nombreuses questions.

Plus précisément, quelle est la place du turc dans votre parcours ?

J’ai commencé à apprendre le truc grâce à mon professeur de littérature, l’écrivain Nedim Gürseli. Il m’a proposé de traduire une nouvelle, un travail laborieux. J’ai eu la chance qu’il prenne le temps de m’expliquer les arcanes de la traduction. J’ai traduit ses œuvres pendant quelques années et j’en suis venu à les éditer. Voilà maintenant 40 ans que nous travaillons ensemble. J’aurais pu continuer à œuvrer uniquement avec lui, mais je souhaitais découvrir d’autres univers littéraires.

En collaboration avec une amie turque, j’ai entrepris la traduction d’une anthologie de 25 nouvelles, datant de 1939 à 1989. C’est en 1990 que nous avons envoyé cette anthologie à l’éditeur Publisud. Ce projet a demandé beaucoup de culot, on avait peu de dictionnaires et de matériel à disposition, il fallait vraiment vouloir traduire ces textes ! Je me suis consacré à l’étude de la traduction du turc. Une langue aussi singulière demande des années d’apprentissage. En parallèle, j’ai continué à enseigner l’anglais au lycée. En 2007, une éditrice d’Acte Sud m’a contacté pour me confier une traduction. Ils cherchaient aussi un directeur de collection. C’était il y a 14 ans, on a publié plus de 35 livres depuis.

Quel genre de livres publiez-vous pour faire connaître la littérature turque ?

J’essaie de trouver ce qui marche en France. Je crois que nous sommes un peuple attaché à l’aspect politique de la littérature étrangère. Si un roman est doté de cette valeur ajoutée il se vendra sans difficulté. J’ai publié les livres de deux auteurs emprisonnés en Turquie : Asli Erdoğan, journaliste et militante pour les droits de l’homme et Ahmet Atlan, lui aussi journaliste.

Asli Erdoğan est l’auteure de l’ouvrage Le silence même n’est plus à toi. Ces essais politiques pro-kurdes lui ont valu un emprisonnement d’août à décembre 2016. Cet évènement a eu un grand retentissement en Europe. En ce qui concerne Ahmet Altan, l’ancien directeur de collection avait choisi deux romans historiques populaires agréables à lire. Mais ce n’est pas ce que je souhaitais mettre en avant. En 2016, il a été accusé d’avoir participé au putsch de 2015 et condamné à la prison à perpétuité. Mais en tant qu’éditeurs nous ne pouvions rien faire, nous n’avions pas de livre à publier. Le dénouement de l’histoire vaut le détour. Depuis les sous-sols de la prison turque, le manuscrit est passé par l’Italie avant de nous arriver entre les mains. Le livre est sorti en septembre 2019 et a fait un tabac pendant quatre mois, jusqu’à la crise sanitaire. Par chance j’ai publié deux écrivains très médiatisés.

 

Vous attendez d’autres livres de ce genre ?

Le dernier roman d’Ahmet Atlan devrait sortir en juin. Une histoire d’amour imaginée au fond d’une prison, ce qui lui donne une dimension supplémentaire. Dans une cellule à 70 ans, il est capable de mobiliser son énergie pour écrire. L’an dernier, j’étais très fier du roman de l’écrivain d’origine kurde Ayhan Geçgin, La longue marche. C’est un très beau texte d’un auteur politique, un dissident. Il ne sera jamais enfermé, mais il réussit à saper l’autorité morale du gouvernement grâce à ses fables politiques.

Le scouting en Turquie, ça se passe comment ?

Au début des années 90 j’ai commencé à aller en Turquie régulièrement, j’y ai découvert la culture turque et j’ai beaucoup lu. En 1993, j’ai décroché une bourse de recherche et j’y suis resté un an pour rédiger ma thèse sur la littérature turque. J’ai commencé à me faire connaître auprès des éditeurs qui sont désormais mon premier contact. Parfois, je ne passe même pas par les éditeurs, les écrivains me demandent de les contacter directement. Je négocie souvent avec les auteurs. C’est ce qui a permis d’instaurer un rapport de confiance. Je vais beaucoup dans les librairies. Je regarde tout, j’achète des tonnes de livres, je les passe au crible et je réfléchis. De toute façon, je ne peux pas en publier beaucoup, mais j’ai pris l’habitude d’en proposer à d’autres éditeurs.

Comment choisissez-vous les traducteurs des livres que vous publiez ?

Je cherche souvent parmi mes anciens étudiants, Julien Lapeyre de Cabanes par exemple. Le choix de traducteurs pour les romans de Asli Erdoğan est très clair : une amie franco-turque de l’auteure s’est chargée du premier livre ; puis Jean Descat, professeur de russe et de serbo-croate, autodidacte en turc s’est attelé à la tâche. Il faisait quelques petites fautes, mais je repassais derrière. Puis Julien Lapeyre de Cabanes est devenu son traducteur officiel. L’auteure a confiance en lui. Il habite Berlin à côté de chez elle. Il ne faut pas négliger l’importance de la proximité entre un auteur et son traducteur. La confiance réside dans ce rapport de voisinage, dans la facilité de se contacter, de s’écrire. C’est la littérature en train de se faire.

Quels ouvrages conseillez-vous pour découvrir la culture turque ?

La Moustache, de Tahsin Yücel, un roman qui s’amuse de la Turquie rurale mais dont la fin est tragique. Pour la Turquie urbaine, L’Institut de remise à l’heure des montres et des pendules, que j’ai traduit, d’Ahmet Hamdi Tanpinar, un auteur des années 1950-1960. On comprend grâce au titre qu’il a voulu raconter le passage à la modernité à travers le réglage des montres et des pendules et le « déréglage » des êtres humains. C’est un chef d’œuvre.

La traduction du turc au français soulève-t-elle des difficultés particulières ?

Certaines realias, des termes liés à l’islam, sont intraduisibles et ne peuvent être expliqués à l’aide d’une note. Ils nécessitent une réécriture pour laquelle on a recours à la traduction explicative. Le turc ne fonctionne pas de la même façon que la français, le verbe est placé à la fin de la phrase. . Le turc regorge de présent de narration, de passé, de formes verbales non conjuguées qui complexifient la traduction. Pour la narration, le turc ne fait pas usage du passé comme le français tout comme le futur et utilise une sorte de subjonctif, l’optatif.

Les turcs francophones, tout comme les immigrés, s’amusent à dire le turc en français, formant un point de rencontre entre les deux langues. Ils transforment les noms des quartiers de Paris afin de leur donner une sonorité turque pour pouvoir les prononcer. La même chose est observable en Allemagne, et de manière plus générale en Europe, où toutes les villes ont un nom turc déformé. Les turcs de Berlin ont fabriqué un vrai sabir, le turco-allemand, qu’on retrouve dans le rap, les séries, les textes. Cette invention confère un caractère artistique à l’appropriation de la langue.

J’ai traduit des turcs d’Allemagne, dont Feridun Zaimoglu, qui a construit toute sa carrière sur la kanak sprak, littéralement la « langue des bougnouls », qui est devenue un terme littéraire. Ce phénomène est présent dans l’écriture de tous les pays d’Europe concernés par l’immigration. En France, le premier a été Mehdi Charef, avec Le thé au harem d’Archi Ahmed. Il tend à vouloir dire l’immigration autrement qu’en bon français, car il ne correspond pas à la réalité. Le traducteur est confronté à cette difficulté dans laquelle réside la beauté de la littérature et la richesse d’une langue.

Cela fait cinq ans que je m’intéresse à la littérature marginale des jeunes auteurs turcs et kurdes. Ils écrivent des choses politiquement incorrectes socialement dures, violentes et sexuées. J’aime beaucoup cette littérature qui permet aux Kurdes de raconter leur réalité. De nombreux écrivains se servent du turc et du kurde pour créer quelque chose de nouveau, de beau. Ces alliances linguistiques représentent la littérature de demain. Grâce à ce mécanisme, même les minorités prennent la parole pour raconter leur histoire dans une langue qui n’est pas courante.

 

Par Toni Lacotte et Garance Moulon

Cette publication s’inscrit dans le cadre d’un Projet de Recherche Appliquée, de 4 étudiants en Master 1 Communication interculturelle et traduction de l’ISIT afin de donner le goût de lire à un large public et mettre en valeur le travail des traducteurs, garants de la circulation des livres et des idées, des cultures et des savoirs.